Les Hommes-poubelles

Alors qu'en Grèce (principalement à Salonique et en Grèce) explosent des scènes de guerilla urbaine suite à l'abjecte alternative ("la faillite ou la mort") ordonnée par des faux médecins au chevet de la Grèce, il n'y a qu'à lire la presse, n'importe laquelle, quasiment, et voir côtoyer les publicités en regard des articles sur ces émeutes (en illustrations Libération du dimanche 12 février 2012), pour saisir toute la folie de l'économie! Et la monstruosité de la publicité, un des piliers de cette folie.
Publicité Fortuneo Banque : " Cartes bancaires gratuites. 0 frais […] J'en profite. J'aime quand c'est offert par la maison. J'aime ma banque. "
Publicité Whiskas : Un chat au poil soyeux, affamé, passe et repasse devant l'écran de télévision, empêchant son "propriétaire" de regarder le football à la télévision. La chute va de soi : " Les chats savent réclamer Whiskas. "


" Le mot « économie », ces dernières années, a acquis une épaisseur presque magique. L'humanité, à l'heure de sa dimension économique, n'est plus guère qu'une énorme machine productive et consumériste, dans un cycle qui ne s'achève jamais, ni ne s'épuise.
Érigée en savoir, l'économie devient souvent un de ces jeux où le besoin et la mauvaise foi obligent à modifier sans cesse les règles. Car on n'a jamais vue une « science » parler autant de ses prévisions et se solder aussi désastreusement par autant de misère humaine. L'économie, envisageable tel un art régulant l'intérêt capitaliste, n'assure aucune légitimité conceptuelle,ni ne dérive comme on le prétend d'une nécessité ontologique. Il ne s'agit que d'une conception sociale parmi beaucoup d'autres possibilités et dont la nature, à la fois fragile et fébrile, mène à un totalitarisme féroce et sanguinaire.
[…]
L'économie est un art, mais un art militaire. De conquête, d'extermination et de soumission. Mais c'est aussi un processus, presque chimique, de dilution de toutes les valeurs et de la raison elle-même. Rien ne résiste à la soif du profit. Du rituel religieux à la création esthétique, de l'affabulation à la rationalisation, tout doit se soumettre à une logique de rentabilité qui ne reconnaît aux choses aucune valeur sinon leur capacité à engendrer des bénéfices financiers immédiats. De la reine d'Angleterre à l'ouvrier mineur, du pape au professeur, du poète au savant, tous se tournent vers le pouvoir absolu de l'argent. La pensée, l'amour, le silence, tout se vend et s'achète dans une société où tout, objets, corps, désirs et instants, est étiqueté avec son prix respectif.
Dépendance maladive qu'on ne soigne que par la révolte, la folie ou le suicide.
[…]
Le langage économique est en lui-même révélateur de sa qualité anti-humaine. À preuve, par exemple, la notion de produit.
Matière résultant à l'origine d'un processus productif, elle exprime aujourd'hui des choses si différentes comme une vis, une banane, un faisan, une personne ou le plaisir de plonger l'été dans l'eau fraîche et salée de l'océan Pacifique.
Cette question n'est pas d'une importance secondaire. Parce que l'économique et sa jacasserie tendent à transformer l'expérience, le vécu, en une représentation consensuelle où se perd toute caractéristique unique et non représentable.
Plus la réification du vécu se répand, récupérant tout en une simple représentation, plus le moment de l'expérience véritable doit se déplacer sur un terrain extérieur à toute la médiatisation et à toute la spectacularité. Et dans la mesure où la société capitaliste est envisagée comme seule loi et seul ordre possible, ce terrain acquiert un nom : l'illégalité. Là se trouve le lieu où l'on continue de rechercher des restants de bonheur. Là ne se trouve que l'être, contre la norme et absolument abandonné à son propre sort. "

Leonel Moura
Les hommes-poubelles
Grasset & Mollat, 2000.