dimanche, avril 22, 2007

Si les élections changeaient les choses, elles seraient interdites depuis longtemps...

"Dans les démocraties modernes, le langage politique est essentiellement autoritaire. Légitimé par un système de représentation qu'il n'est pas permis de contester et pour un destin rigoureusement parcellaire mais qui se prétend unitaire, il se confond avec la réalité elle-même. Dans un respect absolu de l'État et agissant d'une manière radicalement intolérante à l'égard de toute chose et de toute personne qui ne cadreront pas parfaitement avec ce qui est établi.
Mais les démocraties capitalistes sont aussi dominées par des hommes sans talent ni scrupules, qui voient dans leur ascension au pouvoir de quoi déterminer leur existence en l'emportant sur tous les autres. Décidant, manipulant et réprimant sur la base de présupposés qui n'ont jamais été vraiment rationalisés par personne.
C'est dans cette discordance entre autoritarisme et inefficacité que la critique sociale continue d'avoir un espace où s'affirmer. L'ineptie, les erreurs et la versatilité des hommes du pouvoir révèlent dans toute son évidence le totalitarisme de nos démocraties.
Voilà pourquoi la critique de la politique, des politiques et du système politique s'avère si urgente et si décisive.

Le discrédit des hommes et du langage du pouvoir, la disparition de cet effet de vérité inhérent à l'exercice des gouvernements est l'un des aspects les plus marquants de la crise des démocraties. A mesure que la politique développe sa capacité de médiatisation, elle perd peu à peu en représentativité.
Dès lors que l'État est envisagé comme la gestion du mensonge officiel, la politique contemporaine ne cesse de se discréditer. Ainsi, d'un moment à l'autre et dans des circonstances inattendues, certaines personnes peuvent révéler dans toute sa violence la réalité. Les masques tombent alors à la faveur d'une constatation qui est devenue une thèse : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » C'est ce qui arrive assez souvent lorsque certains hommes de pouvoir, pris dans les réseaux contradictoires du système, se voient accusés de crimes, poursuivis ou incarcérés. Confrontés à un tel revers de fortune, ils confirment ce que l'on savait déjà. La pourriture du système, la corruption généralisée et l'immoralité politique qui sont le fondement même du fonctionnement de cette société.

Engendrée par l'excès de concentration de pouvoir, la corruption des démocraties occidentales, paradoxalement, tend à concentrer encore davantage le pouvoir. La boucle est bouclée, et avec elle l'impossibilité de trouver une solution au problème du système.

C'est dans le prélèvement des impôts que l'État démocratique montre son visage le plus totalitaire. Si bien que toutes les questions actuelles de citoyenneté, de souveraineté et de nationalité dérivent exclusivement de la possibilité et de la capacité des États à transformer par la force tous les habitants de leur territoire en contribuables. En s'appuyant sur un argument apparemment décisif. Par le biais des impôts, l'égalitarisme pourra voir le jour, puisque les plus riches auront tendance à financer le coût de l'existence sociale des plus pauvres. Les sociétés modernes démontrent qu'il n'en va pas de la sorte. Et ce pour trois raisons. Pour une large part, les deniers publics servent à alimenter une vaste bureaucratie dont l'objectif consiste précisément à gérer ces mêmes deniers publics. C'est à cette énorme masse d'argent qu'on doit l'attrait si irrésistible de la domination de l'État ainsi que la légitimation du maintien d'une classe politique, en grande partie inutile et corrompue. Étant donné le cercle infernal des intérêts, les deniers publics tendent à revenir entre les mains des plus riches et des plus puissants. Et si les pauvres ne paient pas directement d'impôts, c'est qu'ils se voient dépossédés alors même qu'on les rémunère.

L'argument majeur qui justifie l'idée même des impôts ne devient effectif qu'à une échelle infime. En fait, les pauvres sont dans leur ensemble les plus grands contribuables et ceux qui profitent le moins de cette même contribution. Devant cette évidence, le discours politique se déplace vers le territoire de l'avenir. En promettant à chaque campagne électorale un bonheur remis au lendemain et en exigeant certains sacrifices toujours conjoncturels mais aussi toujours répétés.
Voilà pourquoi l'éthique fiscale présente un caractère essentiellement idéologique. En assumant les aspects d'une mission s'efforçant de convertir, d'abord en douceur et puis par la force, tous les citoyens à une conception de l'État total.

La phrase qui marquait l'entrée du camp de concentration d'Auschwitz : ARBEIT MACHT FREI (« Le travail, c'est la liberté ») ne renvoie pas seulement au cynisme criminel des nazis, vu le sort réservé à ces « travailleurs ». Il fait explicitement référence à la conception même du travail, à l'heure de son appropriation par l'État et le capitalisme, conception d'où est totalement absente toute idée de travail comme « autoréalisation », pour utiliser une expression de Marx. Le travail salarié se solde par une valorisation du capital et une prestation abstraite, non partagée mais surtout ininterrompue. On peut affirmer en ce sens que le travail engendre l'esclavage.
L'abstentionnisme croissant et le désintérêt généralisé pour le commerce politique proviennent de l'incapacité à faire passer continuellement pour vrai ce qui est manifestement faux. La raison de la politique n'est pas rationnelle, elle est opérationnelle. L'homme politique ment régulièrement pour préserver la vérité de l'État : Le mensonge faisant partie de la logique même du gouvernement et de l'exercice du pouvoir. Mais, à force de mentir et en dépit de l'organisation systématique de légitimation du faux, le politique rend visible cette contradiction. Le simulacre et le faux apparaissent comme des réalités. Et ce parce que toute action sur la réalité est en définitive une action sur l'apparence.

L'homme politique est dans notre société l'absolument autre. Celui qui n'a ni singularité, ni appartenance et qui favorise objectivement les plus puissants en partageant les mêmes intérêts terrItorIaux.
Se concevant lui-même comme une extraordlnaire machine à gérer les problèmes, l'homme politique ne résout rien. Il dissimule et remet toujours au lendemain.

L'acceptation religieuse du marché, par la défense intransigeante du modèle libéral et le maintien du rôle réservé à la politique, produit des situations d'extrême dénuement humain et d'énorme déséquilibre social qui sont à l'origine des phénomènes violents et catastrophiques. Dans la mesure où toute politique est une tentative désespérée pour préserver le statu quo et ne vise pas au changement, toutes les réformes passent invariablement par une protection plus efficace des riches et des gens aisés, ainsi que par une répression plus grande des pauvres et des exclus.
La séparation entre ces deux vastes groupes, hommes courants et hommes-poubelles, ne cesse de s'accentuer de même que la répression brutale des révoltes et les crimes dont sont victimes les indigents comme les exclus.
Ce que nos gouvernants désignent par « État de droit » n'est rien de plus que la légitimation d'une violence exercée au nom des droits absolus de l'État. Et toujours contre les mêmes, contre ceux qui sont privés de tout, à commencer par l'appartenance humaine.
De même, ce qu'on appelle « droits de l'homme », désignation qui se rapporte explicitement à un homme abstrait et jamais à des hommes communs, n'a aucun sens communautaire et se réduit à la rhétorique, normalement cynique, des discours politiques prétendument humanitaires.
La création, le maintien et l'élargissement d'espaces privés au sein de l'espace collectif, dans un monde constitué par des sujets abstraits et sous la direction d'une élite clairvoyante, correspondent à l'idée que l'on se fait communément de la paix sociale. Il s'agit d'une tâche, essentiellement militaire, de conquête, d'invasion et d'occupation de territoires.
À ceci près qu'aujourd'hui, le territoire conquis n'augmente pas mais se voit de plus en plus circonscrit à des îlots et à des zones « pacifiées » par la force.
Dans les villes et dans les campagnes, se multiplient des espaces murés, gardés jour et nuit, clôturés de fils barbelés et contrôlés par des mécanismes de surveillance sophistiqués. Démonstration qu'à l'évidence la paix sociale est une chose qui, en réalité, n'existe pas.

La spécialisation de la gestion et la complexité du monde contemporain créent une survalorisation de la capacité d'interprétation des données qui laisse de côté l'observation de la réalité. L'homme politique ne connaît pas la société mais bien sa version médiatisée.
Les erreurs d'analyse se succèdent et même si le spectacle parvient par moments à renverser la vérité des choses, celles-ci régressent toujours. Avec des résultats de plus en plus dévastateurs, dans une réalité de plus en plus inexplicable et irrémédiable.
La politique se consume dans le discours du moment, dans le conjoncturel, répondant à des réalités incertaines et éternelles, n'agissant jamais à partir d'une expérience des événements mais tentant d'empêcher que l'on puisse véritablement connaître quelque chose.

Le lien entre les politiques et l'intérêt privé est évident et choquant. Même sans corruption active, la politique tend à favoriser les plus puissants. Ce n'est pas un hasard si l'on emploie le mot « lobby », vestibule, pour désigner la pression exercée sur les hommes politiques. Le lobby est un lieu où les différents pouvoirs se rencontrent, fraternisent et partagent de l'information. Un lieu d'où se trouvent exclus tous ceux qui n'ont aucun pouvoir quelconque.

La politique se situe au centre de l'exercice de l'autorité et de la violence, se pensant comme médiation entre l'individu et le social. L'exercice du pouvoir étant une recherche, non plus de la solution aux conflits mais bien d'un éventuel consensus. Dans ce processus, l'espace de la médiation entre l'individu et la société se voit occupé simultanément par deux entités : le capitalisme et la politique. Et, dans ce contexte, qu'elle se présente sous la forme d'identité ou bien de représentation, la politique n'est jamais rien de plus que le service du capital.

(...)

Incapables d'un partage de l'espace commun, les hommes d'État se chargent d'administrer le capitalisme comme s'il s'agissait d'une mission humanitaire désintéressée. Ils se déclarent prêts au sacrifice de leur personne, ils adoptent fréquemment la posturedes saints. mais se sont en réalité de simples gestionnaires du mal, cinquième colonne des multinationales, dressés contre tout le monde, à commencer par ceux qu'ils prétendent représenter. Bien qu'à l'origine du malheur public, ils ne parviennent que rarement, à ce qu'on sait, à être eux-mêmes heureux."


Leonel Moura, Les hommes-poubelles, Editions Grasset & Fasquelle et Mollat, 2000.