dimanche, février 03, 2008

Travailler plus pour penser moins



“ Quelle naïveté, quelle confusion des concepts dans cette idéalisation du « travail » – qui n'a rien de moral, qui n'est que la névrose machinalement imposée du marchand; de même que l' « orgueil » de la gentry n'est point orgueil, c'est le culte de l'individualité, l'acceptation rationnelle de l'indépendance, de la solitude intérieure et extérieure en tant que valeurs divines. L'éthique du « travail » propre aux riches marchands est pleine de pseudo-logique bon marché, d'hypocrisie, de romantisme de vieille femme, de névrose; c'est au monde l'une des mystifications les plus stupéfiantes. S'il n'y avait pas cette hystérie du « travail » dictée par les puritains, il n'y aurait pas aujourd'hui de chômage. Qu'est-ce que le « travail » pour le marchand ? C'est ce par quoi il peut s'enrichir à en crever, au prix, le cas échéant, de milliers et de dizaines de milliers de vies, de santés, de telle sorte que toute cette fonction, en plus d'être infiniment utile – apparaît également comme éthique ! La raison, la racine de l'éthique sweet-capitalist du « travail » est l'absence féroce d'éthique qui caractérise les structures sociales de nos jours. Il existe pour moi un seul concept éthique fondamental : l'ascèse médiévale, telle que les chrétiens l'ont pratiquée. Au moment où le « travail sacré » (quelle farce !*), a pris la place de l'ascèse, au moment où le stylite byzantin – stérile, dément, maladif, comique, anti-rationnel – est descendu de sa colonne pour aller chercher sa morale dans le « travail » : c'est que le Capital était là. Il faut choisir : dément byzantin, ou usurier saigneur ? Hystérie de flagellant ou Harpagon assassin, magnifié comme « président-directeur-général » ? Combien d'idées élémentaires ne prolifèrent pas jusque dans la tête de l'homme moyen autour du concept « d'activité » : du matin au soir, bricoler et s'agiter, que les femmes aussi travaillent, qu'elles produisent, que les téléphones sonnent, que les registres comptables gonflent – pour quoi ? S'activer, rien que pour s'activer? Toujours produire, toujours entreprendre : que l'humanité, dans ce monde capitaliste, n'en tire aucun profit, même un aveugle le voit bien de nos jours. Le travail n'est pas éthique, le mouvement pour le mouvement n'a aucun sens : tout ça n'est que romantisme de film américain (et de dollars!).
Curieusement, les marchands sont au monde les gens les plus sensibles, ceux dont l'âme est la plus enfantine : il y a plus de cynisme ou de réalisme dans de petites filles de dix ans que dans ces « directeurs » obsédés par le refrain de la cadence. Depuis qu'on voit la chaleur et la morale du travail mensongèrement proclamées par ceux qui en font leurs choux gras, la fiction a acquis dans le monde un empire. Les commerçants ont extirpé de l'homme le réalisme, le bon sens, la raison pratique : j'étais récemment dans une banque, et j'ai été étonné de constater que les employés ne s'esclaffaient pas à la vue de l'irréel – précieuse chinoiserie – dans lequel baigne une telle banque. La fiction fondamentale, le tout premier dogme des octroyeurs de mythes est bien sûr : « réalité = argent » (c'est-à-dire « réalité = travail de bureau », « réalité = élevage de moutons » etc, etc). L'argent ! avec toutes ses veinules : traites, contrats, spéculation monétaire, trucs commerciaux, mille et mille masques éthiques de l'imposture. Et des adultes, des gens raisonnables, prennent donc cela pour la réalité? J'ai l'impression que celui qui l'affirme plaisante ou cache son jeu; de telles choses, on ne peut les dire que par intérêt – pour de l'argent. ”
* En français dans le texte.

Miklós Szentkuthy (1908-1988)
Vers l'unique métaphore (1935)
José Corti, 1991

*******

“ Tu me dis que le travail te manque, que tu éprouves un besoin urgent de trouver une activité professionnelle convenable. Ne rapplique pas toujours avec l'amour du travail. Des gens qui ont envie de travailler, nous en avons assez, mais nous manquons à tous égards d'hommes et de femmes qui savent vivre […]. Comme c'est monotone, de la part de la majorité des habitants de ce pays, de n'avoir aucune autre pensée que celle-là, seule et unique, cette obsession tout à fait détestable en un sens, du travail et de lui seul. Plus que jamais ce pays a besoin aujourd'hui […] de gens qui ont suffisamment de force intérieure pour renoncer au travail. ”

Robert Walser (1878-1956)
Microgrammes (1924-1933)
Editions Zoé, 2004

*******

“ L'ouvrier est à l'égard du produit de son travail dans le même rapport qu'à l'égard d'un objet étranger. Car ceci est évident par hypothèse : plus l'ouvrier s'extériorise dans son travail, plus le monde étranger, objectif, qu'il crée en face de lui, devient puissant, plus il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. Il en va de même dans la religion . Plus l'homme met de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet. Mais alors, celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l'objet. Donc plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Donc, plus ce produit est grand, moins il est lui-même.

L'aliénation de l'ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile ou étrangère. ”


Karl Marx (1818-1883)
Manuscrits de 1844
Editions Sociales, 1972

*******

“ J'aime le travail, il me fascine. Je peux rester des heures à le contempler. ”

Jerome Klapka Jerome (1859-1927)
Trois hommes dans un bateau (1889)
Flammarion, 1993

*******

“ C'est avec les pauvres que les riches se font la guerre. ”

Louis Blanc
(1811-1882)
Organisation du travail (1839)
Ed. Paillard, 1943