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[...]
J'aimerais
apprendre à vivre — ou me remémorer comment on doit vivre. Mais
pour être franche, je vais moins à l'étang de Hollins pour
apprendre à vivre que pour l'oublier. Autrement dit, je ne crois pas
qu'il soit possible d'apprendre d'un animal sauvage des règles de
vie particulières — dois-je boire du sang chaud, tenir ma queue
bien droite, marcher en mettant mes pattes de derrière dans les
traces de celles de devant ? — mais j'ai peut-être quelque chose à
apprendre de l'insouciance, de la pureté d'une vie qui se déroule
entièrement dans le monde des sens, sans parti pris ni
justifications. La fouine vit dans la nécessité, alors que nous
vivons dans le choix ; nous haïssons la nécessité mais nous
mourons finalement dans ses griffes de la manière la plus ignoble.
J'aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme
elle le doit. Et je soupçonne que ma voie est la sienne : ouverte
sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, oubliant tout,
prenant le parti de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et
pointue.
J'ai
manqué ma chance. J'aurais dû chercher la gorge. J'aurais dû m'en
prendre à cette bande blanche sous son menton et tenir bon, tenir
bon dans la boue et le buisson d'églantines, tenir bon pour accéder
à une vie plus précieuse. Nous pourrions vivre comme les fouines
sous le buisson d'églantines, muets et dépourvus d'entendement. Je
pourrais très calmement devenir sauvage. Je pourrais passer deux
jours dans un terrier, roulée en boule, allongée sur de la fourrure
de souris, reniflant des os d'oiseaux, clignant des yeux, léchant et
respirant du musc, les cheveux emmêlés dans les racines des herbes.
Sous terre : c'est là qu'il faut aller, là que l'esprit est seul.
Sous terre : vous êtes dehors, hors de votre esprit et de son
sempiternel amour, revenus auprès de vos sens insoucieux. Je me
rappelle avoir fait l'expérience du mutisme comme d'un jeûne
prolongé et étourdissant, où chaque instant est une fête de
messages reçus. Le temps et les événements sont simplement versés,
ils passent inaperçus et sont directement absorbés, comme le sang
pulsé dans mes entrailles par la veine jugulaire. Deux personnes
pourraient-elles vivre de la sorte ? Deux êtres pourraient-ils vivre
sous le buisson d'églantines et explorer les abords de l'étang, de
manière que l'esprit lisse de chacun d'entre eux soit aussi
complètement présent à l'esprit de l'autre, aussi facilement reçu
et aussi peu mis en question que la neige qui tombe ?
Nous
le pourrions, vous savez. Nous pouvons vivre comme nous le voulons.
Des gens font bien vœu de pauvreté, chasteté et obéissance — et
même de silence — en toute liberté. Toute la difficulté est de
traquer l'appel intérieur d'une manière habile et souple, de
repérer le point le plus tendre et le plus vivant, de se brancher
sur cette pulsation. Cela s'appelle céder, et non pas combattre. Une
fouine n'« attaque » rien du tout ; une fouine vit comme elle est
censée vivre, cédant à chaque instant à la parfaite liberté de
la seule nécessité.
Je
pense qu'il serait bon, juste, obéissant et pur d'attraper au vol la
nécessité qui nous est propre et de ne pas la laisser échapper, de
nous laisser ballotter partout où elle nous entraîne. Alors, même
la mort, ce vers quoi nous marchons quelle que soit notre façon de
vivre, ne pourra nous en séparer. Saisissez-la, laissez-la se saisir
de vous et vous emporter très haut, jusqu'à ce que vos yeux soient
brûlés et tombent ; laissez votre chair musquée partir en lambeaux
et laissez même vos os se désarticuler, s'éparpiller, se disperser
dans les champs, les champs et les bois, légèrement, sans pensées,
de n'importe quelle hauteur, de la hauteur où volent les aigles.
[...]
Apprendre
à parler à une pierre, Annie
Dillard - 1992 © Christian Bourgois Éditeur, Collection « Fictives » - Traduit de l'anglais par Béatrice
Durand